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Chapitre 1: L’éthique hacker du travail

 

Linus Torvalds explique dans son prologue que, pour le hacker, "l’ordinateur est en soi un plaisir", laissant entendre que le hacker fait de la programmation parce qu’il trouve cette activité intéressante, excitante et source de joie.

L’état d’esprit derrière les autres créations hackers est très similaire. Torvalds n’est pas le seul à parler de son travail en utilisant des formules du genre "les hackers qui développent Linux le font parce qu’ils trouvent ça intéressant". Par exemple, Vinton Cerf, qu’on présente souvent comme "le père d’Internet", explique ainsi sa fascination pour la programmation: "il y avait quelque chose d’extraordinairement attirant dans la programmation". Steve Wozniak, qui a été le premier à construire un véritable ordinateur personnel, raconte sans ambages sa découverte du monde merveilleux de la programmation: "c’était simplement l’univers le plus intrigant". Voilà l’état d’esprit général. Les hackers font de la programmation parce que les défis qu’elle génère ont un intérêt intrinsèque pour eux. Les problèmes liés à la programmation donnent naissance à une véritable curiosité chez le hacker et lui donnent envie d’en savoir plus.

Le hacker manifeste aussi de l’enthousiasme pour ce qui l’intéresse car cela lui procure de l’énergie. Depuis les années 1960, au MIT, l’image classique du hacker est celle d’un type qui se lève au début de l’après-midi pour se lancer avec ardeur dans la programmation et qui poursuit ses efforts jusqu’aux petites heures du matin. La description que fait la jeune hacker irlandaise Sarah Flannery de son travail autour de l’algorithme d’encryptage de Cayley-Purser en est une bonne illustration. "J’étais très excitée… Je travaillais toute la journée et je me sentais ragaillardie. C’étaient des moments où je ne voulais jamais m’arrêter."

L’activité du hacker est aussi source de joie, état qui trouve ses origines dans ses explorations ludiques. Torvalds a expliqué, dans des messages publiés sur le Net, comment Linux était né de petites expériences menées avec l’ordinateur qu’il venait d’acquérir. Dans les mêmes textes, il a donné la motivation qui l’avait poussé à développer Linux, expliquant simplement que "c’était marrant de travailler dessus ". Tim Berners-Lee, l’homme à l’origine de la Toile, raconte comment cette invention a commencé avec des expériences liées à ce qu’il appelle des "programmes ludiques". Wozniak rappelle que de nombreuses caractéristiques des ordinateurs Apple "sont issues d’un jeu et que les fonctionnalités amusantes qu’on y trouvait était juste là pour agrémenter un dada qui était de programmer… [Un jeu appelé] Breakout pour le présenter au club." Flannery se souvient que son travail sur le développement d’une technologie d’encodage oscillait entre l’étude de théorèmes dans les bibliothèques et la pratique d’une programmation exploratoire. "Avec un théorème particulièrement intéressant… j’écrivais un programme qui générait des exemples… Quand je programmais quelque chose, je finissais par passer des heures dessus au lieu de retourner bûcher mes livres", raconte-t-elle.

Parfois, ce sens du jeu se retrouve dans la "vie un peu crue" des hackers. Sandy Lerner est à la fois célèbre pour être une des hackers à l’origine des routeurs sur Internet et pour faire du cheval dans le plus simple appareil. Richard Stallman, le gourou hacker barbu et chevelu, participe en robe à des réunions d’informaticiens où il exorcise des programmes commerciaux à partir des machines apportées par ses disciples. Eric Raymond, célèbre défenseur de la culture hacker, est aussi connu pour son style de vie ludique. Fan de jeux de rôle, il déambule dans les rues de sa ville natale et les bois environnants en Pennsylvanie déguisé en vieux sage, en sénateur romain ou en chevalier du xviie siècle.

Raymond résume d’ailleurs bien l’état d’esprit des hackers dans la description qu’il fait de la philosophie de ceux qui ont développé Unix:

Pour être un bon philosophe Unix, tu dois être loyal. Tu dois penser qu’un logiciel est un objet qui vaut toute l’intelligence et la passion que tu peux y consacrer… La conception de logiciel et sa mise en œuvre devraient être un art jubilatoire, et une sorte de jeu haut de gamme. Si cette attitude te paraît absurde ou quelque peu embarrassante, arrête et réfléchis un peu. Demande-toi ce que tu as pu oublier. Pourquoi développes-tu un logiciel au lieu de faire autre chose pour gagner de l’argent ou passer le temps? Tu as dû penser un jour que le logiciel valait toutes tes passions… Pour être un bon philosophe Unix, tu dois avoir (ou retrouver) cet état d’esprit. Tu as besoin de penser aux autres. Tu as besoin de jouer. Tu as besoin d’avoir envie d’explorer.

En résumant l’esprit qui anime les hackers, Raymond emploie le terme passion qui correspond au plaisir de Torvalds. Mais le mot de Raymond est peut-être plus juste parce que la passion recouvre les trois niveaux décrits ci-dessus, à savoir l’engagement dans une activité qui est intrinsèquement intéressante, inspiratrice et jubilatoire.

Ce rapport passionné au travail n’est pas propre aux hackers du monde informatique. C’est ainsi que le monde académique peut être considéré comme son plus ancien ancêtre. La recherche intellectuelle passait ainsi pour passionnante il y a 2500 ans lorsque Platon, fondateur de la première académie, déclarait à propos de la philosophie: "soudainement, comme s’allume une lumière lorsque bondit la flamme, ce savoir se produit dans l’âme et, désormais, il s’y nourrit tout seul lui-même".

La même attitude est observable dans d’autres milieux comme les artistes, les artisans et les professionnels de la société de l’information, des patrons aux ingénieurs en passant par les salariés dans les médias et les concepteurs par exemple. Il n’y a pas que le Jargon File des hackers qui mette l’accent sur l’art d’être un hacker. Lors de la première conférence des hackers qui s’est tenue à San Francisco en 1984, Burell Smith, qui fut à l’origine du Macintosh d’Apple, définissait le terme ainsi: "Les hackers peuvent faire n’importe quoi et être hacker. Vous pouvez être un charpentier hacker. Il n’est pas indispensable d’être à la pointe des technologies. Je crois que cela a à voir avec l’art et le soin qu’on y apporte." Raymond note, dans son manuel "How to become a Hacker", qu’il y a "des gens qui appliquent l’attitude du hacker à d’autres domaines, comme l’électronique ou la musique. En fait, on trouve cet esprit à l’état le plus avancé dans n’importe quel domaine de la science ou des arts."

À ce niveau-là, on peut trouver dans ces personnages un excellent exemple d’une éthique de travail plus universelle — à laquelle nous pouvons donner le nom d’éthique hacker du travail —, une éthique qui gagne du terrain dans notre société en réseau où le rôle des professionnels de l’information prend de l’ampleur. Bien que nous utilisions un concept forgé par des hackers du monde informatique pour dépeindre cet état d’esprit, il est important de souligner qu’on peut en parler sans faire aucune allusion à cette catégorie de personnes. Car nous mettons le doigt sur un défi social qui remet en question l’éthique protestante du travail qui a longtemps dominé nos existences et qui continue à exercer une forte influence sur nous.

Examinons d’abord les puissantes forces sociales et historiques auxquelles est confrontée l’éthique hacker du travail. L’expression familière "éthique protestante du travail" est bien sûr tirée du fameux essai de Max Weber L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905). Weber commence par décrire combien la notion de travail en tant que devoir réside dans le noyau de l’esprit capitaliste qui a émergé au xvie siècle: "Cette idée spécifique du métier comme devoir, aujourd’hui si commune et cependant si peu évidente en réalité. C’est cette idée qui est caractéristique de "l’éthique sociale" de la culture capitaliste et joue en un certain sens pour elle un rôle constitutif. C’est une obligation dont l’individu se sent et doit se sentir investi à l’égard du contenu de son activité "professionnelle" peu importe en particulier qu’une saisie naïve l’identifie à l’exploitation pure d’une force de travail ou à celle de possessions et de biens (d’un "capital")." Weber ajoute: "Ce type de production ne fait pas seulement appel à un sens aigu des responsabilités… il implique également un état d’esprit spécifique: au lieu de se demander, du moins pendant le travail, comment gagner son salaire habituel avec un maximum de confort et un minimum d’effort, la main-d’œuvre doit effectuer le travail comme s’il était une fin en soi absolue — une "vocation"."

Il montre alors comment l’autre élément fort de son essai, l’éthique du travail enseignée par les protestants, qui a aussi vu le jour au xvie siècle, a promu ces objectifs. Le prêcheur protestant Richard Baxter a exposé cette éthique du travail dans sa forme la plus pure: "C’est à l’action que Dieu nous voue et voue nos activités: le travail est la finalité morale et naturelle de la puissance" avant d’ajouter "Et dire, "je prierai et je méditerai", c’est comme si ton serviteur refusait de travailler et se limitait aux besognes les plus faciles." Dieu n’aime pas voir les gens juste prier et méditer. Il veut qu’ils fassent leur travail.

Conformément à l’esprit capitaliste, Baxter conseille aux employeurs d’inculquer aux travailleurs cette idée qui consiste à faire du travail un acte de conscience. "Un serviteur vraiment pieux accomplira sa tâche en obéissant à Dieu, comme si Dieu lui-même lui avait enjoint de le faire", dit-il. Baxter résume cette attitude en considérant le travail comme une "vocation", bonne synthèse des trois fondements de l’éthique protestante du travail: le travail doit être considéré comme une fin en soi; au travail, on doit faire sa part du mieux possible et le travail doit être vu comme un devoir que l’on doit accomplir parce qu’il le faut.

Tandis que le précurseur de l’éthique hacker du travail est incarné par l’académie, Weber affirme que le seul ancêtre de l’éthique protestante est le monastère. Si nous développons la comparaison de Weber, nous constatons plusieurs similitudes. Au vie siècle, par exemple, la règle monastique de saint Benoît exigeait de tous les moines qu’ils considèrent le travail qu’il leur était assigné comme un devoir et mettait en garde les paresseux en rappelant que "l’oisiveté est ennemie de l’âme". Les moines ne devaient pas non plus remettre en question le travail qu’on leur avait confié. Jean Cassien, prédécesseur de saint Benoît au ve siècle, a été très clair à ce sujet dans sa règle monastique en décrivant avec admiration l’obéissance d’un moine dénommé Jean envers son aîné qui lui avait demandé de déplacer un rocher si grand qu’aucun être humain n’en était capable:

Et quand certains se montraient désireux de suivre l’exemple d’obéissance de Jean, l’ancien l’appelait et lui disait: "Jean roule ce rocher jusqu’ici aussi vite que tu pourras" et aussitôt à l’aide de son cou puis de tout son corps, il s’employa de toutes ses forces à rouler un énorme rocher qu’une foule n’aurait pas pu déplacer. Non seulement ses vêtements furent trempés de sa sueur, mais le rocher lui-même fut mouillé par son cou. À aucun moment, il ne remit en cause l’ordre ni même son exécution fort du respect pour l’ancien et de son dévouement pour la simplicité de la tâche. Car il croyait vraiment que le vieillard ne pouvait pas lui avoir ordonné de faire quelque chose en vain et sans raison.

Cet effort sisyphéen résume l’idée, centrale dans la pensée monastique, selon laquelle personne ne doit remettre en question la nature de son travail. La règle de saint Benoît expliquait même que la nature du travail n’avait pas d’importance dans la mesure où l’objectif final n’était pas de produire quelque chose mais de s’humilier en faisant n’importe quoi. Un principe qui semble être encore vigueur dans nombre d’entreprises. Cette approche que l’on peut considérer comme le fondement de l’éthique protestante du travail n’existait au Moyen Âge que dans les monastères, n’influençant ni la façon de pensée dominante de l’Église, ni celle de la société dans son ensemble. C’est seulement la Réforme qui a contribué à répandre la pensée monastique dans le monde au-delà des monastères.

Néanmoins, Weber continue à affirmer qu’en dehors du fait que l’esprit du capitalisme a trouvé essentiellement sa justification religieuse dans l’éthique protestante, cette éthique s’est rapidement émancipée de la religion et a commencé à fonctionner selon ses propres lois. Pour reprendre la célèbre métaphore de Weber, elle s’est transformée en "une dure chape d’acier". C’est un point essentiel. À l’heure de la mondialisation, nous devrions mettre au même niveau les expressions éthique protestante et amour platonique. Quand on dit qu’une personne en aime une autre de façon platonique, cela ne signifie pas qu’il est platonicien, c’est-à-dire adhérent à la philosophie de Platon. Le disciple de n’importe quelle philosophie, religion ou culture, peut vivre une relation amoureuse platonique. Il en va de même avec "l’éthique protestante". Par conséquent, un Japonais, un athée ou un fervent catholique peut agir — et agit souvent — en accord avec cette éthique.

Il n’est pas indispensable de chercher très loin pour réaliser combien cette éthique protestante demeure influente. Des banalités du genre "je veux faire mon travail correctement" ou les phrases dites par les dirigeants lors de petits discours prononcés à l’occasion du départ en retraite d’un employé affirmant que ce dernier "a toujours été un travailleur loyal, sérieux, responsable et besogneux" sont l’héritage de l’éthique protestante en ce sens qu’elles ne font aucune référence à la nature du travail en lui-même. L’élévation du travail au statut d’élément le plus important de la vie est un autre symptôme de l’éthique protestante. Dès lors, le travail est accompli les mâchoires serrées et avec un sens des responsabilités tandis que d’autres ont mauvaise conscience lorsqu’ils doivent rester chez eux parce qu’ils sont malades.

Observée dans un contexte historique plus large, cette influence continue de l’éthique protestante n’est pas surprenante si on considère que malgré ses nombreuses différences avec la société industrielle, son prédécesseur, notre société en réseau et sa "nouvelle économie" n’ont pas engendré une cassure radicale avec le capitalisme. Pour Weber, ce serait à peine une nouvelle forme de capitalisme. Dans L’Ère de l’information, Castells souligne que le travail, dans le sens de labeur, est loin de disparaître en dépit des prévisions très optimistes d’un Jeremy Rifkin annonçant La Fin du travail. Nous nous berçons d’illusions à croire que les avancées technologiques rendront automatiquement un jour nos vies moins centrées autour du travail. Mais si nous jetons un œil sur les faits qui ont accompagné jusqu’à maintenant l’avènement de la société en réseau, nous devons être d’accord avec Castells sur la nature du modèle qui prévaut: "Le travail est, et demeurera dans un avenir proche, au centre de la vie humaine." La société en réseau ne remet pas en cause elle-même l’éthique protestante. Livré à lui-même, l’esprit centré autour du travail continue facilement sa domination.

Dès lors, la nature radicale du hackerisme consiste à proposer un esprit alternatif pour la société en réseau, un esprit qui met en cause l’éthique protestante dominante. Dans ce contexte, c’est la seule fois où tous les hackers sont des crackers. Ils essaient de casser la chape d’acier.

Le but de la vie

La destitution de l’éthique protestante ne se fera pas en un jour. Cela prendra du temps comme tous les grands bouleversements culturels. L’éthique protestante est si profondément incrustée dans notre conscience qu’on la considère souvent comme faisant partie de la "nature humaine". Bien sûr, ce n’est pas le cas. Un bref examen des comportements envers le travail à l’époque pré-protestante suffit à nous le rappeler. L’éthique protestante et celle des hackers sont singulières d’un point de vue historique.

La vision qu’avait Richard Baxter sur le travail était complètement étrangère à l’Église pré-protestante. Avant la Réforme, les ecclésiastiques avaient tendance à passer leur temps à se demander par exemple "s’il y a une vie après la mort" mais aucun d’entre eux ne s’inquiétait de savoir s’il y avait un travail après la vie. Le travail ne figurait pas parmi les idéaux les plus élevés de l’Église. Dieu lui-même avait travaillé six jours et s’était reposé le septième. Ceci était aussi le principal objectif des êtres humains. Au Paradis, à l’instar du dimanche, personne n’avait à travailler. On pourrait dire que la réponse initiale du christianisme à la question "quel est le but de la vie?" était: le but de la vie est le dimanche.

Il ne s’agit pas juste de faire un bon mot. Au ve siècle, saint Augustin comparait notre vie presque littéralement au vendredi, jour où, selon les enseignements de l’Église, Adam et Ève ont péché et le Christ a subi le supplice de la croix. Saint Augustin écrivait qu’on trouverait au Paradis un dimanche éternel, le jour où Dieu s’est reposé et où le Christ est monté au ciel: "Ce sera vraiment le plus grand des Sabbats, et ce sabbat n’aura pas de soir." La vie n’est juste qu’une longue attente jusqu’au week-end.

Étant donné que les Pères de l’Église considéraient le travail comme la conséquence de la disgrâce, ils ont pris un soin tout particulier à décrire les activités d’Adam et Ève au Paradis. Peu importe ce que ces deux personnages ont fait là-bas, cela ne pouvait pas être considéré comme du travail. Saint Augustin souligne qu’au jardin d’Éden "le travail digne d’éloges n’était pas assommant", car celui-ci s’apparentait davantage à un passe-temps agréable.

Les hommes d’Église considérait alors le travail, le "labeur", comme une punition. Dans la littérature visionnaire du Moyen Âge qui répondait aux images de l’Enfer des ecclésiastiques, les outils de travail révèlent leur vraie nature en tant qu’instruments de torture. Les pécheurs étaient punis avec des marteaux et d’autres outils. De plus, selon ces visions, il y avait en Enfer une torture encore plus cruelle que celle infligée physiquement: le labeur éternel. Quand le pieux frère Brendan rencontra, au vie siècle, un travailleur lors d’un voyage dans l’au-delà, il se signa immédiatement. Il réalisa qu’il était arrivé là où il n’y a plus d’espoir. Voici son récit:

En se dirigeant vers une hauteur, les moines aperçurent un être qui les effraya, un diable gigantesque qui sortait tout brûlant de l’Enfer. Au poing, il portait un marteau de fer si gros qu’il aurait pu servir de pilier. Lorsque, d’un regard de ses yeux ardents et étincelants, il prend conscience de la présence des moines, il s’impatiente d’aller préparer le supplice qu’il leur destine. Crachant le feu de sa gueule, il s’engouffre dans sa forge à pas de géant.

Si vous ne vous conduisez pas bien dans votre présente vie, vous serez condamné à travailler dans la prochaine, disait-on. Pis encore, ce travail, selon l’Église pré-protestante, sera absolument inutile, dénué de sens à un point que vous ne pourrez jamais imaginer même pendant vos pires jours de travail sur terre. Cette idée trouve son apothéose dans la Divine Comédie de Dante (terminée juste avant sa mort en 1321) où les pécheurs qui ont voué leur vie à l’argent — à la fois les dépensiers et les avares — sont obligés de rouler des rochers autour d’un cercle infini:

Là, je vis des gens, plus nombreux qu’ailleurs,
de çà, de là, avec des hurlements,
pousser des fardeaux à coups de poitrine.
Ils se cognaient l’un contre l’autre; et à ce point
chacun se retournait, repartant vers l’arrière,
criant: "Pourquoi tiens-tu?", "pourquoi lâches-tu?"
C’est ainsi qu’ils tournaient par le cercle lugubre
sur chaque bord, vers le point opposé,
en criant encore leur honteux couplet;
puis chacun se tournait, quand il était venu
par son demi-cercle à la deuxième joute.

Dante a emprunté l’idée à la mythologie grecque. Au Tartare, où étaient envoyés les pires êtres, la plus sévère des punitions a été infligée à l’avide Sisyphe qui fut condamné à hisser éternellement au sommet d’une montagne une pierre énorme qui retombe sans cesse. Le Dimanche fait du pied à Sisyphe et aux pécheurs de l’Enfer de Dante mais il ne vient jamais. Ils sont condamnés à vivre un éternel Vendredi.

Dans ce contexte, nous pouvons mieux comprendre l’importante influence que la Réforme protestante a eu sur notre attitude à l’égard du travail. En des termes allégoriques, elle a fait passer le point de gravité de la vie du Dimanche au Vendredi. L’éthique protestante a tellement bouleversé les idées qu’elle a mis le Paradis et l’Enfer sens dessus dessous. Quand le travail est devenu une fin en soi, les ecclésiastiques ont eu du mal à imaginer le Paradis comme un lieu de villégiature et à considérer le travail comme une punition infernale. Par conséquent, Johann Caspar Lavater, pasteur du xviiie siècle, expliquait que même au Paradis "on ne peut pas être béni sans avoir une occupation. Avoir une occupation signifie que l’on a une vocation, un office, une tâche particulière ou spéciale à accomplir." Le pasteur baptiste William Clarke Ulyat résume le problème quand il fait la description du Paradis au début du xxe siècle: "C’est pratiquement un atelier."

L’influence de l’éthique protestante est si importante que sa propension à faire du travail le cœur de notre existence a atteint même notre imagination à l’instar de Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719) qui fut formé en tant que prêcheur protestant. Abandonné sur une île abondante, Crusoé ne s’est pas laissé aller. Il a travaillé tout le temps. Protestant jusqu’au bout des ongles, il ne prenait même pas ses dimanches bien qu’il respectât la semaine de sept jours. Après avoir sauvé un aborigène de ses ennemis, il le nomma justement Vendredi, le forma dans l’éthique protestante et lui fit des louanges qui décrivent bien ce travailleur idéal: "jamais homme n’eut un serviteur plus sincère, plus aimant, plus fidèle que Vendredi; son attachement pour moi était celui d’un enfant pour son père".

Dans la version satirique de ce roman écrite au xxe siècle par Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, la conversion de Vendredi à l’éthique protestante est encore plus totale. Crusoé décide de faire subir un test à Vendredi en lui donnant une tâche encore plus sisyphéenne que ce que prescrivait la règle de Cassien:

Je lui ai imposé le travail absurde considéré dans tous les bagnes du monde comme la plus avilissante des vexations: creuser un trou, puis en faire un deuxième pour mettre ses déblais, un troisième pour enfouir les déblais du deuxième, etc. Il a peiné toute une journée sous un ciel plombé, dans une chaleur d’étuve… Or c’est trop peu dire que Vendredi ne s’est pas cabré devant ce labeur imbécile. Je l’ai rarement vu travailler avec autant d’ardeur.

Sisyphe est vraiment devenu un héros.

La vie passionnée

Quand l’éthique hacker est replacée dans ce large contexte historique, il est aisé de comprendre qu’elle s’apparente davantage à l’éthique pré-protestante qu’à l’éthique protestante elle-même. En ce sens, on pourrait dire que l’idéal de vie des hackers est plus proche du Dimanche que du Vendredi. Mais il est important de dire seulement "plus proche". Car en fin de compte, l’éthique hacker n’est pas la même que l’éthique pré-protestante qui ne fait qu’imaginer une vie paradisiaque sans rien de plus. Les hackers veulent réaliser leurs passions et ils sont prêts à accepter que la poursuite de tâches intéressantes ne soit pas toujours synonyme de bonheur absolu.

Pour les hackers, la passion recouvre la teneur générale de leur activité même si leur réalisation ne rime pas forcément avec partie de plaisir. D’ailleurs Linus Torvalds a décrit son travail sur Linux comme étant un mélange entre un hobby captivant et un travail sérieux: "Linux a largement été un hobby (mais un sérieux, le meilleur de tous)." Passionné et créatif, le hacking est source aussi de gros travail. "C’est très amusant d’être un hacker, mais c’est un amusement qui demande beaucoup d’efforts", explique Raymond dans son manuel "How to become a Hacker". De tels efforts sont nécessaires même pour faire avancer un peu les choses. Si le besoin s’en fait sentir, les hackers sont aussi prêts à assumer les parties les moins intéressantes mais néanmoins nécessaires à la création d’un ensemble. Toutefois la portée de cet ensemble donne une valeur à ces aspects ennuyeux. "Vous aimerez travailler à vous améliorer sans cesse, et cela sera plus un plaisir qu’une routine", rappelle Raymond.

Il y a une différence entre être triste en permanence et avoir trouvé une passion dans la vie pour laquelle on accepte également d’assumer des choses moins amusantes mais néanmoins nécessaires.

 

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