|
Préface
Au cur de notre temps technologique se trouve un fascinant
groupe de personnes qui se baptisent elles-mêmes hackers.
Ce ne sont pas des stars du petit écran dont le nom est célèbre,
mais tout le monde connaît leurs contributions. Celles-ci
constituent une partie importante des fondations technologiques
de notre nouvelle société émergente: Internet
et la Toile (quon rassemblera tous les deux sous lappellation
Net), les ordinateurs personnels et un nombre important des logiciels
qui les font tourner. Le Jargon file des hackers, rédigé
collectivement sur le Net, les définit comme des individus
qui "programment avec enthousiasme" et qui croient que
"le partage de linformation est un bien influent et positif
et quil est de leur devoir de partager leur expertise en écrivant
des logiciels libres et en facilitant laccès à
linformation ainsi quaux ressources informatiques autant
que possible". Telle est léthique hacker depuis
quun groupe de programmeurs passionnés du MIT a commencé
à se nommer hackers au début des années 1960.
Plus tard, au milieu des années 1980, les médias ont
commencé à appliquer ce terme aux pirates informatiques.
Afin déviter toute confusion avec les auteurs de virus
ou les responsables dintrusion dans des systèmes informatiques,
les hackers ont baptisé ces personnages destructeurs des
crackers. Dans ce livre, la distinction entre les deux est faite.
Mon premier intérêt pour ces hackers était
de nature technologique compte tenu du fait impressionnant que les
symboles les plus célèbres de notre temps le
Net, les ordinateurs personnels et des logiciels comme le système
dexploitation Linux avaient été développés
non pas par des entreprises ou des États mais par quelques
individus enthousiastes qui avaient commencé à réaliser
leurs idées en sassociant à dautres personnes
aussi inspirées et en adoptant un rythme autonome. Ceux qui
sont intéressés par leurs développements peuvent
se reporter à lappendice "Une brève histoire
de lhackerisme informatique" en fin de volume. Je voulais
comprendre la logique interne de cette activité, ses forces
motrices. Néanmoins, à mesure que je mintéressais
aux hackers informatiques, je me suis rendu compte quil y
avait quelque chose de plus fort chez eux, car ils représentaient
un plus grand défi intellectuel pour notre époque.
Dailleurs, ils ont toujours eux-mêmes envisagé
une dimension plus large à leurs façons de voir. Leur
Jargon file souligne quun hacker est à la base "un
expert ou un enthousiaste de toute nature. On peut être un
hacker astronome par exemple". En ce sens, un individu peut
être un hacker sans avoir de lien avec linformatique.
Dès lors, le problème principal se transformait ainsi:
"Que peut-on observer des hackers en adoptant une perspective
plus grande? Dans ces conditions, quel sens donner à leur
influence?" En prenant ce point de vue, léthique
hacker devient une expression qui recouvre une relation passionnée
à légard du travail, laquelle se développe
à notre âge de linformation. En dautres
termes, léthique hacker est une nouvelle éthique
du travail qui soppose à léthique protestante
du travail telle que la définie Max Weber dans LÉthique
protestante et lesprit du capitalisme (1904-1905) et qui nous
a tenus si longtemps dans ses griffes. Pour certains hackers informatiques,
ce rapprochement avec Weber pourrait paraître de prime abord
un peu étrange. Mais ils doivent garder à lesprit
que dans ce livre lexpression éthique hacker dépasse
le cadre du hackerisme informatique et que pour cette raison elle
est confrontée à des aspects sociaux que lon
ne traite pas habituellement lorsquon ne parle que dinformatique.
Reste que cette nouvelle dimension de léthique hacker
constitue aussi un défi intellectuel pour les hackers informatiques.
Mais avant tout, léthique hacker est un défi
pour notre société et pour chacun dentre nous.
En dehors de léthique du travail, le second aspect
important est léthique de largent chez les hackers
Weber la considérait comme lautre élément
essentiel de léthique protestante. Il va sans dire
que le "partage de linformation" tel quil
définit léthique hacker nest pas la façon
la plus répandue pour faire de largent de nos jours.
Au contraire, largent est principalement gagné grâce
à la détention dinformation. Le principe des
premiers hackers selon lequel une activité ne doit pas être
motivée par largent mais par le désir de créer
quelque chose qui sera apprécié par sa communauté
nest pas non plus partagé par tout le monde. Bien que
nous ne puissions pas affirmer que tous les hackers informatiques
se réclament de cette éthique de largent et
que celle-ci ait des chances de se diffuser largement dans la société
comme nous avons pu le dire pour léthique du travail,
nous pouvons cependant prétendre quelle a joué
un rôle non négligeable dans la formation de notre
société actuelle et que les discussions des hackers
concernant la nature de léconomie de linformation
pourraient mener à des changements aussi radicaux que ceux
constatés au niveau de léthique du travail.
Le troisième élément présent dans léthique
hacker depuis son origine quon retrouve dans la citation "en
facilitant laccès à linformation ainsi
quaux ressources informatiques autant que possible",
est ce quon pourrait appeler léthique de réseau
ou néthique. Cela comporte des idées comme la liberté
dexpression sur le Net et laccès au réseau
mondial pour tous. De nombreux hackers informatiques ne soutiennent
quune partie de cette néthique, mais compte tenu de
sa portée sociale, elle doit être comprise comme un
tout. Son impact reste à être déterminé,
mais elle touche le cur des défis éthiques de
lâge de linformation.
Cet ouvrage est fondé sur une collaboration continue entre
ses trois auteurs. Celle-ci a pris différentes formes au
cours des années (avec Manuel Castells au travers de recherches
menées conjointement en Californie et avec Linus Torvalds
pendant que nous nous amusions). Lidée dun livre
consacré à léthique hacker a germé
lors de notre première rencontre à lhiver 1998
à loccasion dun colloque organisé par
luniversité de Californie à Berkeley, bastion
hacker traditionnel. À ce moment-là, nous avons décidé
de développer nos contributions qui traitaient des mêmes
sujets que le présent opus. Nous avions décidé
que Linus lancerait le bal en tant que représentant du hackerisme
informatique. Manuel présenterait sa théorie concernant
lâge de linformation (portant notamment sur la
montée de linformationnalisme, le nouveau paradigme
des technologies de linformation et une nouvelle forme sociale,
la société en réseau). Quant à moi,
jexaminerais la portée sociale de léthique
hacker en mettant face à face le hackerisme informatique
de Linus et la vision plus large de notre époque telle que
Manuel la exprimée. Évidemment, chacun sexprimerait
en son propre nom.
Le livre correspond à ce découpage: dans son prologue,
"Quest-ce qui fait avancer les hackers? ou la loi Linus",
Linus en tant que concepteur dune des plus célèbres
créations hackers, le système dexploitation
Linux donne sa vision des atouts qui contribuent au succès
du hackerisme. Manuel a passé les quinze dernières
années à étudier notre époque avec pour
résultat une uvre en trois volumes LÈre
de linformation (1998-1999). Dans lépilogue de
cet ouvrage "Linformationnalisme et la société
en réseau", il présente pour la première
fois les résultats de ses recherches avec quelques ajouts
importants, le tout dans un langage accessible au lecteur non spécialisé.
Mon analyse se trouve entre les contributions de Linus et Manuel
et est divisée en trois parties selon les trois niveaux de
léthique hacker: léthique du travail,
léthique de largent et la néthique.
Les lecteurs qui préféreraient avoir dabord
une description du contexte théorique, et non pas à
la fin peuvent consulter tout de suite lépilogue de
Manuel avant de me lire. Sinon, place à Linus.
Retour vers le haut de la page
|